Keyah
—Les Portraits (texte et photos) par Cécile Favotti
Il fallait qu’elle soit un soleil pour répandre autant de charme et d’élégance. Keyah, royale, lumineuse et confiante, déambulait nonchalamment le long des allées du marché bordées d’étals branlants. Elle remarquait à peine les marchandes avachies sur leur tabouret balançant mollement un bout de journal suintant le gras et tentant d’éloigner les nuées de mouches.
Elle sentait les regards sur elle. La jalousie dans les yeux des femmes, le désir dans celui des hommes. Ça collait presque comme de la glu. Mais elle s’en fichait. Keyah était prête à dévorer le monde. A se soumettre telle une esclave à sa divinité préférée : la mode.
Chaque sacrifice avait été fait non sans mal pour imposer ses idées, cette force qui la dévorait depuis l’enfance, cette idée obsédante que l’avenir était ailleurs, loin d’un rez-de-chaussée fournaise, cadencé par le cliquetis incessant de la machine à coudre à pédale. Elle a vu sa pauvre mère, s’esquinter le dos, se recroqueviller sur son ustensile à enchaîner des kilomètres de coton pour gagner une misère.
C’est peut-être dans cet atelier que Keyah, sage, assise au milieu des rouleaux de tissus chamarrés, noyant son ennui dans l’observation des détails, voyant des fleuves aux détours des motifs sinueux des wax, suivant les pointillés comme autant d’animaux sauvages dans la savane, a nourri son obsession de parer les corps de l’âme de son pays. Elle voulait l’absorber, sentir sa vibration partout et tout le temps, ne jamais la quitter.
Il n’en fallu pas plus pour cheviller solidement sa théorie au plus profond de sa volonté. Elle serait une représentante de cette matière palpitante qu’est l’étoffe sur un corps.
Que la bataille fut longue et ardue. Que d’ambition souvent ravalée. Que de mesquins à ignorer. Que d’égocentriques à supporter. Que de vautours sans talent.
Mais qu’importe, elle approchait du but. Glorifier ses racines à travers le monde, faire du wax l’étendard de son peuple, se réapproprier sa fabrication jusqu’à en faire oublier ses origines commerciales flamandes.
Alors bien sûr, chaque idole, même celle de la mode, exige quelques offrandes. Elle avait ployé légèrement aux diktats en lissant ses cheveux et en arborant des lunettes clinquantes de créateur.
En cette matinée déjà intolérable de chaleur, dans les effluves de fruits mûrs et d’épices, son corps ondulait. Ses pas légèrement traînants soulevaient un léger nuage de poussière de latérite. Le soleil faisait briller sa peau couleur quartz noir. Le bleu audacieux de son rouge à lèvres appelait à la révolte. Celle d’une femme qui a décidé de conquérir sa destinée.
© Cécile Favotti : texte et photos